La vie extraordinaire d'une chanteuse normale.
16 Janvier 2022
L’épisode que je vais vous raconter s’est déroulé, il y a quelques mois.
Ce jour-là, c’était la dernière ligne droite et j’y suis allée sans détours.
Ce jour-là, c’était le début de la fin.
Ce jour-là, c’était la dernière semaine de répétition avant la première représentation du spectacle « Le Syndrome de Pénélope ».
(En relisant ces lignes, je m’aperçois que je viens de faire, sans le préméditer, une anaphore. Je n’en suis pas peu fière car il y en a que cette figure de style a mené tout droit à la présidence de la république de notre pays. Il faudra donc désormais que je m’attende à tout.)
Mais revenons à notre sujet.
Quelques jours avant ce jour, quelques jours avant cette dernière semaine de répétition , j’avais reçu une feuille de route par le biais d’un e-mail qui me détaillait précisément le déroulement de chaque journée à venir du lundi au vendredi, jour de la première.
C’était assez complet, avec des horaires précis.
J’aime les feuilles de route, car avec une feuille de route, je sais toujours où je vais, avec qui j’y vais, comment j’y vais, à quelle heure j’y vais et à quelle heure on mange.
Ceci était une feuille de route de création en danse contemporaine, et même si cela ressemblait beaucoup à une feuille de route de création en chanson française, il y avait tout de même quelques expressions qui étaient encore mystérieuses pour la chanteuse de la nouvelle scène que je suis.
Par exemple, le premier jour, il était noté que j’avais rendez-vous pour faire un « marquage technique » pendant deux heures.
Ça je le savais. Mais ce que voulait dire « marquage technique », ça je ne le savais pas.
Pour mes concerts, je faisais des get in, des déchargements, des instal’, des balances, des filages mais un marquage technique, ça je ne le faisais jamais.
Je n’avais donc jamais eu le loisir de voir cette expression sur une de mes feuilles de route de chanteuse.
Avant de me rendre au rendez-vous ce jour-là, j’ai tout de même demandé à la compagnie si ma présence lors du « marquage technique » était nécessaire.
Je partais du principe, que comme il y avait marqué « technique », peut-être que ce temps était réservé aux techniciens de la compagnie et que comme je faisais partie de l’équipe artistique, j’en étais peut-être dispensée.
Que nenni.
On me répondit que ma présence était nécessaire lors de ce marquage technique.
Tiens tiens … il fallait que je sois au marquage technique … c’était intéressant.
Ainsi, j’allais faire quelque chose dont j’ignore tout mais pour lequel ma présence est indispensable.
C’était très intrigant.
J’avais vraiment hâte de savoir ce que ce « marquage technique » était.
Le jour J, je me suis donc rendue dans la salle à l’heure indiquée sur ma feuille de route.
Lorsque je suis arrivée dans la dite salle, j’ai salué tous les gens qui étaient sur le plateau puis je suis montée dans la loge.
Mes collègues danseuses étaient là.
Elles se changeaient.
Le marquage technique nécessitait donc d’être en tenue de danse.
Tiens tiens … intéressant ….
Je me changeais donc également.
Alors que j’enfilais mon jogging troué, Nathalie me posa une question tout-à-fait anodine.
Une question de base.
Une question pour amorcer une discussion.
Une question du genre : comment ça va ?
Je pris quelques secondes pour réfléchir, je m’assis sur le premier fauteuil que je trouvai à ma portée et je me mis à lui répondre.
Je ne l’avais absolument pas anticipé mais en guise de réponse à son anodine question, je me mis à déverser à ses pieds un sac rempli des choses désagréables qu’il m’avait été donné de vivre quelques jours plus tôt.
En effet, j’avais la semaine précédant ce marquage technique, vécu un épisode assez violent dans ma vie personnelle, un épisode qui avait considérablement fait augmenter, et ceci d’une manière très brutale mon taux de cortisol.
(Vous le savez sans doute, le cortisol, c’est l’hormone du stress …)
Aparté physiologique (si vous ne vous intéressez pas à la physiologie humaine, ma nouvelle passion, ne lisez pas ce qui suit en italique, aller directement à la suite de l’épisode qui n’est pas en italique et qui n’est pas au sujet de la physiologie)
Ce pic de stress m’avait donc fait fabriquer du cortisol en grande quantité.
Quand on sait que le corps humain de genre féminin utilise pour fabriquer du cortisol le même précurseur, à savoir la prégnénolone, qu’il utilise pour fabriquer la progestérone dont il a besoin.
Et quand on sait également que, lorsque que ce même corps humain a besoin de fabriquer avec sa réserve de prégnénolone, du cortisol et de la progestérone en même temps, il choisit en priorité de fabriquer du cortisol pour gérer le stress qui lui arrive.
De fait, quand il se retrouve à fabriquer du cortisol en quantité importante à cause d’un stress important, il utilise sa réserve de prégnénolone dans ce but, et de fait, il ne lui en reste pas beaucoup pour fabriquer de la progestérone.
Il en fabriquera donc moins.
Et quand on sait que le manque de progestérone est responsable de l’hyper-oestrogénie relative, et que l’hyper-oestrogénie relative est la cause d’une aggravation du syndrome prémenstruel, et bien quand on sait tout ça, on peut en déduire que j’ai payé longtemps cette poussée de stress même bien après qu’elle a eu lieu.
Fin de l’aparté physiologie humaine.
Ce jour-là, cette montée de cortisol avait été tellement brutale que j’en étais presque tombée dans les pommes.
Et c’est cet épisode de ma vie que j’étais en train de raconter à Nathalie, là, dans notre loge commune alors que nous étions sur notre lieu de travail.
J’amoncelais un tas de choses affreuses à ses pieds.
Je disais des mots durs et j’avais envie de pleurer.
Je déposais ça à ses pieds, ainsi qu’aux pieds de toutes mes collègues de travail qui étaient présentes autour de nous dans cette loge.
Elles m’écoutèrent parler, m’encouragèrent à tout bien vider de ce sac dégueulasse et prirent le temps chacune de bien racler toutes les parois de mon affreux sac pour qu’à la fin de la discussion, il n’en reste plus rien.
Ce fut assez efficace. Et même si j’avais encore des restes de ces choses désagréables sur les parois de mon sac, j’étais beaucoup plus à même à ce moment-là, de descendre sur le plateau pour faire un marquage technique, même si, je vous le rappelle, j’ignorais toujours, à ce moment-là, ce qu’était un marquage technique.
C’est ainsi que notre journée de travail a démarré ce jour-là.
Alors que nous nous apprêtions à descendre sur le plateau, Nathalie me dit qu’elle s’excusait de m’avoir posée cette question anodine.
Je lui répondis qu’elle n’avait pas à s’excuser car de toute manière, peu importait la question.
J’étais arrivée avec mon affreux sac, et elle aurait pu me poser n’importe quelle question, j’aurais tout vidé pareillement.
A ses pieds.
Dans notre loge.
Alors que « vider son sac » n’était absolument pas inscrit sur notre feuille de route.
Avant de sortir de la loge, Nathalie m’a prise dans ses bras et m’a dit :
- Tu as bien fait de tout déposer ici.
Et puis nous sommes descendues faire ce fameux « marquage technique » sur le plateau.
J’allais enfin savoir ce que c’était.
En voyant la totalité de l’équipe artistique sur le plateau, je remarquai tout de suite qu’il y avait un problème.
Deux de mes collègues danseuses n’étaient pas là.
Il y avait à leurs places deux autres danseuses …
Mon dieu !
Deux collègues avaient été virées et remplacées pendant la pause de septembre ! Quelle horreur !
Alors ça, ce fut un vrai choc.
Mais ma foi, des embauches, des licenciements, ça arrive dans toutes les entreprises. Même dans les entreprises du spectacle vivant.
J’ai moi-même dû quelquefois au cours de ma carrière, organiser des plans sociaux et des re-structurations d’équipes.
Cela n’avait jamais été fait de gaîté de cœur.
Il y avait donc eu un plan social dans la compagnie pendant la pause estivale.
Par chance, moi, je n’avais pas été remplacée.
Je faisais toujours partie de l’équipe puisque je recevais les feuilles de route et que ma présence était attendu pour faire ce marquage technique dont j’ignorais tout.
Bon, j’avais donc deux nouvelles collègues.
La première des remplaçantes était une femme dont l’apparence physique se mêlait très bien au groupe.
Elle était élancée comme danseuse. Elle collait parfaitement à l’esthétique globale. Je comprenais tout à fait pourquoi elle avait été choisie.
Par contre au niveau de la deuxième danseuse, là, c’était un peu plus compliqué.
Il y avait un sérieux problème quant à son recrutement.
Je n’ai pas pour habitude de balancer sur les gens mais là, je ne comprenais absolument pas pourquoi elle avait été recrutée.
Sa présence n’avait absolument pas lieu d’être, car cette deuxième danseuse, accrochez vous bien, c’était un homme.
Il avait l’air fort sympathique au demeurant, mais tout de même, ça restait un homme.
Et ceci remettait totalement en cause l’essence même du spectacle « Le syndrome de Pénélope » qui consistait à se faire croiser des artistes et créatrices de genre féminin.
Alors là, c’était l’incompréhension la plus totale et tout le monde faisait comme si de rien n’était.
J’étais vraiment désemparée et je me sentais très seule face à ce plan social.
Mais n’étant pas chef de projet contrairement à ce que je suis lorsque je joue mes propres concerts, je n’avais rien d’autre à faire dans cette équipe que d’accepter la situation, que d’arriver à l’heure à l’endroit indiqué sur la feuille de route, que de faire un accueil bienveillant (même si j’en ai ras le cul de ce mot qu’on emploie à tort et à travers) aux deux nouvelles recrues.
C’est donc ce que je fis.
Nous étions toutes et tous (désormais) sur le plateau
Hervé, le chorégraphe s’installa au milieu de la salle.
Et le marquage technique a démarré.
J’allais enfin lever le voile sur ce mystère. Ainsi je découvris ce qu'était un marquage technique.
Le marquage technique, cela consistait à dérouler sur le plateau, non pas un tapis de danse, mais la totalité des scènes du spectacle, et à déposer au sol des petits bouts de scotchs dans les endroits où nous avions des placements notables et importants.
( ligne du début, ligne des tabourets en fond de scène, mon emplacement de micro pour « Style Badass », emplacement de tabouret pour la fin de « Style Badass », bord de scène pour « sous la contrainte », ce qui m’évite de tomber de la scène après mon roulé-boulé, etc …).
Chacune ayant ses propres placements notables et importants, chacune devait donc être là pour coller ses propres bouts de scotchs.
En fonction de tous ces bouts de scotchs, les lumières allaient être réglées et les retours placés.
Autant vous dire que le totalité du travail de répétition de la semaine à venir allait dérouler de ce marquage technique.
Alors il fallait le faire le plus correctement possible.
Nous avons commencé, par le commencement.
La première scène.
Celle dans laquelle je ne suis pas.
J’ai alors attendu dans les coulisses en faisant des haltères.
Est ensuite venu le tour de la deuxième scène, celle où je suis et où l’on doit s’arrêter en ligne ultra ultra droite à un endroit très très très précis.
On allait donc mettre plein de scotch.
Hervé nous demanda de former cette ligne.
A ma gauche et à ma droite, alors qu’auraient du se trouver respectivement les deux danseuses habituelles, se trouvaient les deux nouvelles recrues.
En regardant un peu mieux ces deux nouvelles recrues auprès desquelles je n’avais pas vidé mon sac, puisqu’elles n’avaient pas encore leurs places dans la loge commune, je compris que j’avais fait une énorme fausse route.
Je m’étais complètement fourvoyée.
Personne n’avait été viré et personne n’avait été remplacé.
Et c’était tant mieux.
Ces deux nouvelles danseuses n’en étaient pas en réalité.
Ces deux « remplaçantes » n’étaient que des doublures recrutées pour faire ce fameux marquage technique afin de remplacer les deux danseuses qui n’habitaient pas à Nantes et qui n’étaient pas encore arrivées pour la dernière ligne droite tellement elles habitaient loin.
Les deux doublures n’étaient autres que l’administrateur et la chargée de diffusion de la compagnie qui avaient gentiment accepté de nous octroyer deux heures de leur temps afin que l’on puisse mener à bien ce marquage technique même si deux danseuses étaient absentes.
C’était vraiment sympa de leur part.
J’étais soulagée de voir qu’aucun plan social n’avait eu lieu dans la compagnie et je me réjouissais de revoir dès le lendemain mes deux collègues que j’avais crues victimes d’un plan social.
Alors que nous étions dans cette ligne ultra ultra droite de la deuxième scène, Hervé le chorégraphe, passa tour à tour devant nous en donnant à chacune un petit bout de scotch de couleur blanche que nous avions pour mission de mettre devant nos pieds.
Arrivé devant moi, il me tendit du scotch.
Je lui dis :
- Non merci.
Il me dit :
- Tu veux pas de scotch ?
Je lui répondis que non.
Pour cette scène je ne souhaitais pas avoir de scotch.
Et je lui en expliquais la raison.
En effet, en dehors de toutes mes innombrables qualités en danse, qualités dont on parle dans tous les centres chorégraphiques à travers le monde, j’ai quand même un défaut.
Un petit défaut, certes, mais un défaut quand même.
Mon défaut, c’est que, quand je danse, j’ai un petit peu trop tendance à regarder par terre, et ceci, probablement pour vérifier qu’il y a bien du sol sous mes pieds.
Et regarder par terre en danse, c’est pas ultra super.
C’est même un peu nul. Voire carrément pas professionnel du tout.
D’aucuns diront que regarder par terre traduit un manque de confiance en moi, d’autres diront que cela traduit un manque de souvent me casser la gueule.
Personnellement, je ne sais pas précisément et pourquoi je fais ça, toujours est-il que je le fais d’instinct, notamment dans cette scène numéro 2, et que cela fait partie des choses que je travaille quotidiennement en répétition pour m’améliorer afin de justifier mon salaire.
Dans cette scène, mon idée pour m’aider à ne pas regarder par terre afin d’être professionnelle, c’était de ne pas avoir de scotch.
Car si je n’avais pas de scotch, je n’aurais pas envie de regarder si je suis bien sur mon scotch.
Je n’aurais donc pas envie de regarder par terre.
Et de fait, je ne regarderai pas par terre.
Hervé comprit mon raisonnement
Je lui promis tout de même de faire à ce moment là un regard à 180°, ce qui me garantirait d’être bien dans la ligne ultra ultra droite.
Nous allions ainsi de scène en scène, et à mesure que nous avancions dans le déroulement du spectacle le sol était de plus en plus couvert de bouts de scotch.
De pleins de couleurs différentes. C’était la cacophonie des couleurs.
J’aimais bien cette journée, car mettre du scotch sur une scène, franchement, comme travail, j’avais connu bien pire et nettement moins rigolo.
Arrivés à la scène « Style Badass », je sortis mon pied de micro des coulisses et je le plaçai arbitrairement sur le plateau.
Avec Hervé, nous le décalâmes un peu à cour, un peu devant, un peu derrière et encore un peu à cour. Ainsi nous lui trouvâmes son emplacement parfait.
Sa place ayant été trouvée, Hervé arriva près de moi avec son rouleau de scotch afin de noter l’endroit précis où dans la précipitation, je devrai poser mon pied de micro pour cette scène.
Alors qu’il découpait deux bouts de scotch (car sous un pied de micro, on met deux bouts de scotch, en croix, c’est comme ça, je n’ai rien inventé), il se rendit compte qu’il y avait déjà sur ce même pied, deux bouts de scotch collés, prêts à être utiliser pour le marquage.
Il me regarda et me dit :
- Je suis bête, j’avais déjà préparé les scotchs !
Je le regardai et lui dit :
- Ah non, t’es pas bête, t’es génial, car quand on prépare les scotchs en amont, on est génial.
Il était génial et il avait juste oublié qu’il était génial.
Personnellement, je ne perds jamais une occasion de dire à quelqu’un que je trouve génial, qu’il est génial.
Ça lui fait plaisir, et en général, ça le rend encore plus génial.
Et nous sommes allés ainsi jusqu’à la fin du spectacle, les danseuses, les doublures, Hervé et moi.
Pour la pause du midi, j’étais en face de Nathalie.
Depuis notre échange de la matinée, nous avions inconsciemment décidé d’être particulièrement attentionnée l’une avec l’autre.
Je lui ai ainsi servi son repas.
Elle a débarrassé mon assiette
Je lui ai servi du café et elle m’a donné un gâteau.
Pendant qu’on buvait notre café, elle me dit à quel point elle aimait lire mon blog.
A ce moment-là, dans ma tête, je savais que j’allais écrire un épisode sur cette journée.
A ce moment-là, elle ignorait qu’elle allait, de fait, devenir un personnage de mon blog.
Et c'est ce qui est en train de se produire sous vos yeux ébahis.
Nathalie est une des rares personnes qui savent que je suis en train d’écrire un livre. Elle est également une des rares personnes qui en connaisse le futur titre.
Mais elle le garde pour elle.
C’est ainsi que se termine cet épisode.
Je vous embrasse, la semaine prochaine je retourne en répétition avec Nathalie et l’ensemble de cette compagnie car nous allons bientôt partir en tournée. La semaine va démarrer par un marquage technique et je sais parfaitement ce que c'est.
A très bientôt,
Lise Prat-Cherhal