La vie extraordinaire d'une chanteuse normale.
17 Mars 2024
Depuis que je suis devenue écolo, je vais chez ma mère en train. Cela me prend deux fois plus de temps et me coûte deux fois plus cher que si j’y allais en voiture mais que voulez-vous, c’est ainsi depuis que l’écologie est entrée dans ma vie.
Quand je suis en séjour chez ma mère, mon moment préféré de la journée, c’est le petit-déjeuner.
Lorsque j’arrive au petit matin dans sa cuisine, je la trouve immanquablement attablée sa tablette à la main.
Elle regarde son fil Instagram (le journal des grands-parents du troisième millénaire), tandis qu’au loin, dans le salon, on entend sortir des enceintes, au choix, selon les envies du moment et les dernières sorties d’albums : Eddy De Pretto, Stromae, Florent Marchet ou Pierre Lapointe.
On y entend aussi parfois « Les pirates attaquent » . Mais ça c’est uniquement quand un de ses petits enfants est aussi dans le salon. Je ne pense pas qu’elle écoute ça toute seule. Enfin j'espère.
Le petit-déjeuner avec ma mère c’est toujours l’occasion de me faire une remise à niveau culturelle.
En buvant du café elle me fait la revue des derniers livres lus, des derniers spectacles auxquels elle a assisté et des derniers interviews d’artistes qu’elle a lus, entendus ou vus sur son fil instagram.
Ce matin-là, la revue culture fut consacrée aux livres et à l’histoire de Constance Debré ainsi qu’aux engagements de Thomas Brail. Il y eu également un point « gros porc de Depardieu » et un moment « merci Judith Godrèche » .
Alors que j’avalais mon inhibiteur de la recapture de la sérotonine tout en mangeant du pain car l’un ne doit pas être pris sans l’autre (alors que l’autre peut tout à fait être pris sans l’un), elle me dit :
– Est ce que tu as entendu Feu!Chatterton chanter l’Affiche Rouge ??
– … Euh…
– Quand même, l’entrée au Panthéon de Missak et Mélinée Manouchian.
– … euh…
– Tu n’as pas vu ça ? Mais moi, j’ai pleuré devant ma télé en voyant ça.
Moi, je n’avais pas vu Feu!Chatterton chanter L’Affiche Rouge . Je ne savais pas qui étaient Missak et Mélinée Manouchian et j’ignorais qu’ils étaient entrés au Panthéon.
Elle ne me jugea pas mais devant une telle inculture, elle ajouta inquiète :
– Tu connais Feu!Chatterton quand même?
– Euh…
J’étais bien embêtée pour lui répondre car je ne connaissais pas vraiment Feu!Chatterton.
Je connaissais leur nom bien sûr. Mais peut-on dire qu’on connaît un groupe quand on en connaît juste le nom ?
À l’époque où nous cherchions notre nom de groupe pour ce qui allait devenir 28Saphyr, nous avions listé tous les noms de groupe que nous aimions bien.
Feu!Chatterton faisait partie de cette liste, mais au-delà de leur nom que j’aimais beaucoup il fallait bien avouer que je n’avais jamais écouté leur musique contrairement à ma mère.
Elle insista.
– Tu n’as pas vu Artur Teboul chanter l’Affiche Rouge ?
– Euh…c’est qui Artur Teboul ?
– Mais enfin Lise ! C’est le chanteur de Feu!Chatterton !
Ni une ni deux, elle se leva, sortie de la cuisine et alla s’installer devant son PC.
Elle tapa dans la barre de recherche « Feu ! Chatterton / panthéon/ affiche rouge ». Malgré ses 71 ans, et son impossibilité à reconnaître des gens de sa propre famille quand elle ne porte pas ses lunettes, elle trouva la vidéo en moins de 30 secondes.
– Viens voir, me dit-elle.
Je n’ai jamais aimé qu’on m’oblige à me mettre devant un ordinateur pour regarder une vidéo, alors pour montrer mon désintérêt, en bonne passive-agressive que je suis, j’ai ostensiblement pris mon téléphone pour répondre à des mails qui auraient très bien pu attendre.
Je lui signifiais ainsi mon indépendance intellectuelle.
Elle trouva la vidéo et se mit à attendre que je la rejoigne.
Moi, je répondais à un mail.
Un enfant, mineur au moment des faits mais qui était dans la même pièce que nous à cet instant précis lui demanda :
– Qu’est-ce que tu fais grand-mère ?
– J’attends que Lise vienne voir la vidéo.
Je n’avais pas le choix.
J’ai regardé la vidéo.
C’était un peu long mais j’ai compris pourquoi elle avait pleuré en la regardant.
C’était beau. C’était sobre. C’était très émouvant. C’était Feu!Chatterton.
Ainsi, si vous n’avez pas vu Arthur Teboul chanter L’Affiche Rouge, je vous conseille vivement d’aller le voir en tapant sur google les mots clés mentionnés ci-dessus, et ceci, même si vous n’avez pas autour de vous une femme de 71 ans qui vous oblige à le faire.
Par fierté sans doute, je ne l’ai pas remerciée à ce moment-là de m’avoir fait découvrir ce groupe et cette chanson que je ne connaissais pas mais je profite de cet épisode qu’elle ne manquera pas de lire, puisque c’est elle qui me corrige, de la remercier de toujours oeuvrer pour que je sois un peu plus cultivée que la veille et ceci, même si je suis désormais sa fille adulte de près de 42 ans.
Plus tard, alors que nous finissions de manger des carottes râpées qui ont dernièrement été élues « meilleures carottes râpées au monde » par un de mes neveux, elle me dit :
– Je ne t’ai pas raconté…
Elle ne m’avait pas raconté alors elle se mit à me raconter.
Elle avait reçu, quelques semaines auparavant, un e-mail d’un professionnel du spectacle vivant qui souhaitait faire venir ma sœur aînée Jeanne jouer dans un festival pour lequel il travaillait.
Il disait dans ce mail qu’il ne souhaitait pas passer par les voies officielles, à savoir par l’agent.
Cette information m’agaça beaucoup. Déjà que je déteste les gens qui passent par moi pour contacter ma sœur (au lieu, comme tout le monde de contacter l’agent, le tourneur ou la manageuse), je déteste encore plus les gens qui tentent de passer par ma mère.
Ça me fout vraiment hors de moi qu’on vienne l’importuner.
Les emmerdeurs sur internet, ça fait partie de ma vie professionnelle, je les gère. Mais qu’ils emmerdent ma mère parce qu’ils veulent faire les malins en ne passant pas par les « voies officielles » comme ils disent, ça m’énerve au plus au point.
Est-ce que quand tu veux une baguette de pain tu vas voir la mère du boulanger en lui disant :
– Bonjour, je voudrais du pain, mais je n’ai pas très envie de passer par les voies officielles. La porte d’entrée, le comptoir, la caisse enregistreuse, tout ça, ce n’est pas pour moi… je préfère passer par la petite porte à l’arrière qui n’est pas faite pour ça. Vous me donnez une baguette de votre boulanger de fils s’il vous plait ? Avec une petite ristourne ?
Non, tu ne fais pas ça quand tu veux du pain.
Pourquoi ?
Parce que ça ne se fait pas. Ni dans les boulangeries, ni dans le spectacle vivant.
Si les portes d’entrées, les comptoirs et les caisses enregistreuses existent dans les boulangeries, si les manageurs, les agents et les bookeurs existent dans le spectacle vivant, il faut s’en servir, bordel de merde officielle.
Elle ne répondit pas à ce mail ayant bien d’autres chats à fouetter dans sa vie sur-active de retraitée en se disant que sa non-réponse serait reçue comme une réponse en elle-même.
Quelques jours après avoir reçu ce mail, alors qu’elle rentrait chez elle après une de ses nombreuses activités culturelles, l’attendait sur la messagerie de son téléphone fixe, un message vocal de cette même personne qui lui disait la même chose. Blablabla, festival, blablabla, pas passer par l’agent, blablabla, pas les voies officielles, blablabla, faire venir Jeanne.
La non-réponse n’avait visiblement pas été comprise.
N’étant pas en charge du secrétariat professionnel de ma soeur, elle continua sa journée en déroulant les activités qu’elle avait prévues sans perdre de temps à s’occuper d’un dossier qui ne la concernait pas.
Quelques jours passèrent encore et cette fois-ci, c’est un courrier postal qui lui parvint. Toujours de la même personne, toujours pour la même raison, toujours en disant qu’il ne voulait pas passer par les voies officielles.
Cela commençait à faire beaucoup. Avec ses trois modes de communication différents, on était assez proche de l’acharnement qui n’avait rien de thérapeutique.
Que pensait-il obtenir en ne passant pas par les voies officielles ?
Une ristourne ? - 15 % ? Une Jeanne acheté, une Lise offerte ?
Ou peut être la gloire de dire « Moi qui suis très malin, je ne suis pas passé par les voies officielles ».
Comme les non-réponses n’avaient absolument pas été comprises, elle finit par envoyer un mail bref et très efficace à cet importun pour lui expliquer qu’il ne s’adressait pas à la bonne personne et qu’il serait bon qu’il cesse de la contacter. Elle me dit :
– Tu veux le lire ?
Évidemment que je voulais le lire…
Je le lus.
Ceci constitua un crise de rire qui fut mon deuxième moment préféré de la journée.
Vous souhaitez le lire ?
Bien évidemment que vous souhaitez le lire. La curiosité est humaine.
Voici donc ledit message :
Bonjour,
J’ai bien reçu vos multiples messages et je me demande bien quelle sera la prochaine étape : venir sonner chez moi peut-être ?
Je ne suis ni la secrétaire ni l’agent de Jeanne, quiconque veut la programmer sait où la trouver.
Cordialement,
Ecroulée de rire que j’étais à la lecture de ce missile, surtout à cause du « quelle sera la prochaine étape : venir sonner chez moi peut-être » qui était pour moi la meilleure punchline que tous les emmerdeurs d’internet qui ne savent pas contacter les agents mériteraient de recevoir.
Ce missile me fit ma journée.
Le lendemain, en prenant le train dans l’autre sens, je repensais à tout ça. Cela avait tout de même des allures de gâchis. En effet, en passant, comme tout le monde, par les voies officielles, cette personne aurait sûrement pu organiser avec l’aide des professionnels payés pour ça (agent, manageuse, tourneur, bookeur …), la venue de ma soeur dans son festival. Mais après cet acharnement à vouloir faire le malin qui contourne les voies officielles, il y a peu de chance que cela se produise.
En conclusion, je dirais simplement ce que me souffla celui qui a assisté en direct à la scène que je viens de dépeindre. Il s'agit de mon neveu et il est devenu très fort en fables de La Fontaine grâce aux enseignements répétés de ma mère.
Il me dit ceci :
« On perd tout en voulant trop gagner ».
Ce qui serait bien surtout c’est que ma mère gagne sa paix royale, je vous garantis qu’elle l’a bien méritée.
Merci La Fontaine (et mon neveu) pour cette belle morale.
C’est ainsi que se termine cet épisode, je vous remercie de m’avoir lue jusqu’au bout.
Je vous laisse, je vous embrasse, je m’en vais écouter Feu!Chatterton.
Lise Prat-Cherhal